Les moines trappistes de l’abbaye d’Orval limitent la croissance de la brasserie du même nom à 2% par an, loin de la recherche du profit et des théories économiques classiques à la Milton Friedman. Une gestion de "bons pères" et porteuse de valeurs, qui préfigure le capitalisme du XXIe siècle?
Entre deux averses, un soleil timide éclaire les pierres jaunes de l’abbaye d’Orval, donnant tout son sens à la toponymie. À la sortie du comité de direction de la brasserie, Frère Xavier, l’administrateur-délégué s’éclipse pour rejoindre ses coreligionnaires, laissant Philippe Henroz, le directeur général de la brasserie, recevoir ses invités du jour. Pour cette deuxième édition des Recettes du Succès, le directeur général de la brasserie d’Orval nous reçoit autour du curieux modèle économique qui guide sa stratégie et celle de son actionnaire, l’abbaye.
Au cours de la rapide visite des installations, Henroz rappelle l’histoire de la brasserie. Créée dans les années 30, elle n’a d’autre finalité que de subvenir aux besoins de l’abbaye et lui assurer des ressources financières via des royalties sur l’utilisation de la marque Orval. "C’est donc ça qui conditionne notre stratégie. Nous ne cherchons pas le profit pour le profit ou à répondre à la demande du marché. Nous avons un but qui est de satisfaire les besoins sociaux de l’abbaye."
"Notre croissance est limitée à 2% par an. C’est sain pour maintenir la performance de l’entreprise, pour assurer nos investissements et la motivation de son personnel."
L’abbaye ne fixe pas d’objectifs précis et chiffrés à la brasserie, en termes de rendement. "Au contraire, constate Henroz. Notre croissance est limitée à 2% par an. C’est sain pour maintenir la performance de l’entreprise, pour assurer nos investissements et la motivation de son personnel."
"Pourquoi ne pas accroître les volumes et donc les revenus qui profiteraient du coup à un plus grand nombre d’œuvres", interroge Olivier Legrain, le CEO d’IBA. Éternelle question, répond Philippe Henroz. "Je pense que les moines ont l’intelligence de vouloir garder la maîtrise de leur action sociale et de ne pas se lancer aujourd’hui dans des distributions très larges qu’ils ne pourraient plus honorer par la suite si le marché se retournait."
Le succès de la bière à l’anneau d’or n’a pas toujours été celui que l’on connaît aujourd’hui. Il y a 15 ans seulement, cette bière se vendait plutôt difficilement, considérée comme trop amère ou trop complexe. Mais depuis les années 90 et surtout 2000, avec le changement des goûts des consommateurs et l’émergence de bières plus fortes et plus houblonnées comme la Duvel par exemple, les bières trappistes ont le vent en poupe et profitent de ce succès. "Nous n’avons strictement rien changé à notre recette. C’est la même depuis 1931 et c’est toujours la même eau de la fontaine Mathilde!", précise Henroz.
La salle de brassage qui date des années 2000 devait permettre d’atteindre les 80.000 hl en 2026. Elle fonctionne déjà au maximum de ses capacités. "C’est depuis cette époque que l’on se tient à cette croissance raisonnée de la production et que l’on se concentre sur le marché belge au détriment de l’export pourtant très demandeur. Aujourd’hui, nous privilégions toujours l’horeca en Belgique."
Et pourquoi ne pas augmenter le prix pour réguler la demande, s’interroge Amélie Matton, COO de AMB Ecostéryl, qui produit des unités de traitement des déchets médicaux. "C’est effectivement ce que l’on apprend dans toutes les écoles de commerces, approuve Philippe Henroz. Mais j’ai deux raisons de ne pas le faire. Un: si j’augmente les prix, le consommateur trouvera très vite un produit de substitution. Deux: pour des questions éthiques, même si on ne maîtrise pas toute la chaîne de distribution." "Donc une politique de prix transparente et équitable fait partie de vos contraintes", résume Olivier Legrain.
Curseurs
Les convives attablés à l’Ange Gardien, le restaurant qui dépend de l’abbaye, devant un plateau de dégustation des bières du cru, un débat s’engage autour de cette croissance raisonnée voulue par les moines plutôt que la recherche du profit. L’atmosphère est détendue et on passe naturellement au tutoiement.
Olivier Legrain vient de participer à un sommet international de B Corp, un réseau d’entreprises certifiées dont le but "n’est pas d’être le meilleur au monde, mais d’être le meilleur POUR le monde". L’idée part d’entrepreneurs qui ont vendu leur boîte mais qui ont vu l’esprit entrepreneurial détruit sur l’autel du profit par les acquéreurs. "Selon ce courant qui gagne en ampleur et en considération, l’objectif d’une entreprise n’est pas que de maximiser le profit, c’est trouver un équilibre entre les parties prenantes. Je suis sûr que ce sera le capitalisme du XXIe siècle, qui ira bien au-delà de la maximisation du profit. La doctrine de Friedman est dépassée aujourd’hui."
Une doctrine que IBA tente d’appliquer dans sa gestion, "malgré le fait que, ou parce que nous sommes cotées en Bourse". "Ce n’est pas ça ou le profit, cela doit être ça ET le profit. Comment une société crée-t-elle non seulement de la valeur mais des valeurs? Je ne pense pas que ton mandat est de perdre de l’argent du fait de cette croissance raisonnée, dit-il à l’adresse de Philippe Henroz. Mais tu places les curseurs à certains endroits en fonction de tes valeurs."
Tout est donc une question de réglages entre la recherche de profit, la croissance nécessaire et la durabilité de l’entreprise. Et selon Olivier Legrain, le premier critère perd du terrain au profit des deux autres. "On ne construira pas une société équilibrée en maximisant le profit des entreprises en ignorant les externalités négatives." Et ce n’est pas seulement un idéal à atteindre ou une utopie. Toute la tablée partage cette vision.
Si pour Orval, le curseur de la croissance est guidé par les besoins sociaux de l’abbaye, celui d’IBA par exemple le sera en fonction de la technologie de la santé qui doit être mise à la disposition du plus grand nombre. "L’histoire que je raconte à mes actionnaires n’est pas celle d’un profit rapide à court terme, c’est celle d’une technologie qui peut changer la vie. Et on va le faire en gagnant de l’argent, même si cela prend du temps. Entre l’idée de recourir à notre technologie et le traitement du premier patient, il se passe généralement 7 ans, dont 4 ans depuis la signature du contrat. Cela n’a aucun sens de couper cela en tranche de trois mois, juste pour satisfaire des actionnaires à court terme!" IBA a d’ailleurs arrêté de publier des résultats trimestriels.
Les valeurs trappistes préfigurent l’évolution de l’entreprise, estime encore Amélie Matton. Si auparavant, le but premier d’une société était la satisfaction de ses clients, on prend aujourd’hui beaucoup plus en compte les critères environnementaux et de bonne gouvernance dans la gestion de l’entreprise. "Ce sont de plus en plus ces critères qui vont déterminer la performance de l’entreprise et surtout qui vont motiver les employés à travailler pour elle. Mais ce sont aussi des critères que vont observer les banques, parce qu’ils déterminent la durabilité de l’entreprise."
Éternité
Il y a donc une approche intéressante dans la stratégie trappiste et l’évolution générale de la société, reconnaissent de concert les protagonistes de notre tour de table. "Alors que le modèle est ancestral pour nous", constate Philippe Henroz. "Quand vous discutez avec des moines, ce qui est frappant c’est que, alors que nous sommes généralement préoccupés par les quelque 80 ans que nous allons passer sur terre, eux n’ont pas cette considération. L’abbaye d’Orval existe depuis le XIe siècle et regardez…", dit-il en se tournant vers les bâtiments majestueux qui dominent le val. "C’est un plan stratégique sur l’éternité", s’amuse Legrain.
En fondant Permafungi qui produit des champignons notamment dans une économie circulaire, Julien Jacquet (coopérateur garant de la plus jeune des entreprises autour de la table) et ses associés sont partis d’un concept très idéaliste, en totale opposition avec ce qu’on lui a appris durant ses études d’ingénieur commercial. "On nous interroge souvent sur notre rentabilité. Mais ce n’est pas notre propos. Pour nous, la rentabilité économique est un outil que l’on met au profit d’un impact sociétal et environnemental. De l’argent il en faut, il faut en générer, mais pour rencontrer les deux autres aspects."
"Je suis sûr que ce sera le capitalisme du XXIe siècle, qui ira bien au-delà de la maximisation du profit."
Mais force est de constater que l’utopie ne suffit pas. "Le côté économique nous rattrape. Si nous voulons investir et développer le projet pour accroître le poids des autres curseurs, il faut renforcer aussi le côté économique."
Tout est une question d’équilibre, on y revient. La rentabilité est une condition sine qua non à la pérennité de l’entreprise, s’accordent les quatre patrons. "Chez IBA, nous symbolisons cet équilibre par une étoile. Si une des branches prend trop d’ampleur, l’ensemble perd son harmonie", note Legrain. Il va plus loin: "Ce dont nous parlons c’est la définition même de l’entrepreneur. Il doit avoir une vision pour un meilleur futur, les capacités à l’exécuter et à convaincre des gens à le rejoindre pour réaliser ce projet. Son rôle n’est pas de maximiser le profit. Le rôle de l’entreprise est d’être un agent de changement, pas d’être une machine à cash."
Amélie Matton enchaîne. Une société familiale est sans doute ce qui se rapproche le plus du modèle monastique de vision à long terme. Jusqu’ici, l’entreprise dont elle est aussi actionnaire s’est préservée d’investisseurs extérieurs pour échapper à une éventuelle pression du court terme. "Mais s’ils proposent une vision à long terme ou s’ils sont spécialisés dans l’environnement par exemple, ils peuvent apporter des compétences et des conseils dont une PME comme la nôtre ne bénéficie pas nécessairement", fait-elle remarquer.
Le profil des investisseurs est aussi en train de changer constatent nos invités. Peut-être parce que, à en croire notre quatuor, les performances des entreprises "durables" dont on parle dépassent de plus en plus souvent celle des gestionnaires à court terme. "De toute manière, l’esprit des jeunes a aussi terriblement changé. Les générations Y et Z ne voudront simplement plus travailler pour des boîtes qui ne viseront que cette maximisation du profit, renchérit Julien Jacquet. Le pouvoir des investisseurs est de plus en plus compensé par celui des employés mais aussi par les clients ou par les fournisseurs. Mais pour que ces contre-pouvoirs puissent s’exprimer il faut aussi des règles de gouvernance transparentes. Et paradoxalement, la Bourse peut faciliter ces contre-pouvoirs."
Olivier Legrain revient du festival Maintenant, où il participait à un jury de start-up. "J’y ai rencontré des jeunes surdiplômés qui se lancent dans des projets très idéalistes. Mais ils n’en ont rien à cirer de travailler pour un ‘blues hip’, de partir aux Etats-Unis et gagner plein de fric. Mais rien!"
Externalités
L’impact extérieur de l’entreprise – ces externalités que sont l’environnement, le bien-être des employés ou l’implication sociétale – est aujourd’hui peu valorisé ou mal calculé, estime Julien Jacquet. Le recyclage coûte plus cher que la pollution, des bons salaires aussi par nature. Mais ces critères ne sont pas valorisés dans le bottom line, regrette-t-il. "Ne manque-t-il pas aujourd’hui des incitants, fiscaux par exemple, pour promouvoir l’investissement dans des entreprises qui seraient labellisées en fonction du respect de ces externalités", se demande Amélie Matton.
Mais si on prend en compte ces externalités dans la conception du produit, ce sont des contraintes qui peuvent se transformer en opportunité. "Si je calcule le ROI sur une innovation et que j’intègre le coût du carbone de cet investissement, je prendrai des décisions différentes que si je n’en tiens pas compte, analyse Legrain. Mais je finis avec un produit qui est plus compétitif parce qu’il consommera moins d’énergie… Ce qui est vrai pour un cyclotron est vrai aussi pour la bière et Orval est à la pointe de cette mentalité."
Philippe Henroz embraye sur les investissements en cours dans la brasserie qui construit une nouvelle salle de garde dans le peu de place dont elle dispose. Des travaux pharaoniques pour la taille de l’entreprise, qui nécessitent l’excavation de 35.000 m³ de terres notamment.
Ces investissements permettront d’absorber la croissance qui est la sienne pendant 15 à 20 ans.
"Différents scénarios étaient sur la table: la délocalisation pure et simple de la brasserie, celle de la fromagerie voisine ou l’optimisation de la place disponible. C’est cette solution, la plus complexe et la plus onéreuse, qui a été approuvée par tout le monde, la communauté comme le personnel. Pas mal d’ouvriers m’avaient dit: ‘Si c’est pour aller travailler dans un zoning, ce sera sans moi’. Certes, cela nous remet des limites, mais elles correspondent bien à notre philosophie. Ne faisons pas la même erreur que dans les années 2000 où nous avons été dépassés par notre croissance. Je défends la croissance et pas la décroissance. Mais une croissance raisonnée sur le projet plus que dans le volume a son sens."
La brasserie d’Orval limite volontairement ses volumes en fonction de ses besoins, mais elle reste aussi à l’écoute du marché et assume la gestion prudente d’un petit acteur dans un marché de la bière qui a plutôt tendance à diminuer. "Cela fait maintenant 10 ans que la demande est très forte. Il y a un moment où cela va s’arrêter", estime Henroz.
Trois conditions de base s’imposent à un produit "labelisé" trappiste comme la bière d’Orval: que le produit soit fabriqué dans l’enceinte même de l’abbaye, que ce soit fait sous le contrôle des moines; et, troisième condition sine qua non, que la majorité des revenus aient une finalité sociale. De ces revenus, 15% servent au fonctionnement et à l’entretien de l’abbaye d’Orval et 85% sont reversés à des œuvres sociales.
Chaque abbaye trappiste a sa propre stratégie et fait ses choix en matière de priorité. L’Abbaye de Scourmont qui brasse la bière de Chimay a opté pour des volumes beaucoup plus importants qu’Orval, notamment à l’export, après avoir élargi considérablement ses finalités sociales, dans le développement économique de sa région.
À titre de comparaison, la bière de Chimay est brassée à raison de 180.000 hl dont 50% à l’export pour 80.000 hl à Orval. À l’inverse, Westvleteren vend ses bières, pourtant réputées les meilleures au monde, uniquement à la porterie de l’abbaye.
L’objectif d’Orval n’est pourtant pas d’entretenir un "marketing de la rareté". "Il faut voir ce que l’on entend par rare, avertit Henroz. 24 millions de bouteilles ce n’est pas rare… Et même si le produit est unique, il est remplaçable."
Pour vivre heureux, vivons cachés, telle pourrait être la maxime des moines certainement mais aussi de la brasserie qui ne s’autorise qu’un minimum de communication pour éviter de susciter une nouvelle demande. "On a fait la promesse à nos clients fidèles de ne pas créer de nouveaux marchés ou de nouveaux canaux de distribution pour pouvoir satisfaire leur demande et récompenser leur fidélité. Du coup, nous connaissons bien nos clients. J’en ai onze en Belgique! Cela crée une relation de confiance."
LAURENT FABRI 04 octobre 2019
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